Je voudrais vous parler du Patricio que nous avons connu au « laboratoire », c’est-à-dire, au début, à la Division de Physique Théorique de l’IPN, puis par la suite, dans son évolution qui a été le Laboratoire de Physique Théorique et Modèles Statistique, c’est-à-dire le LPTMS.

Patricio est arrivé à la DPT au tout début des années 90 (dès 1989 même je crois) au moment où moi-même je finissais ma thèse sous la direction d’Oriol Bohigas. C’était le moment où Oriol, après les résultats que lui, Marie-Joya Giannoni et Charles Schmit avaient obtenus sur le lien entre chaos et matrices aléatoires, et en particulier après leur papier fondateur sur ce qu’on appelle maintenant « la conjecture BGS », cherchait à « étoffer » le groupe chaos. Oriol, qui était un grand voyageur, avait rencontré Marcos Saraceno en Argentine, et ce dernier lui avait mentionné un étudiant brillant qui finissait sa thèse sur ces thématiques. Oriol a convaincu Patricio de venir quelques années en France pour ce qui devait être au début un postdoc, et qui s’est rapidement transformé en poste permanent au CNRS. Après mon propre recrutement, suivi par celui d’Eugène Bogmolny qu’Oriol a convaincu de quitter l’Institut Landau pour nous rejoindre, le « groupe chaos » d’Orsay est devenu une force de frappe significative, et, sans fausse modestie, je pense que jusqu’au reflux  de la vague du chaos quantique, ce groupe a permis à Orsay de jouer un rôle de tout premier plan pour cette discipline.

De ces années de nos débuts au CNRS et au laboratoire, j’ai un souvenir assez lumineux. Beaucoup d’excitation intellectuelle, des sujets très variés, un flot constant de visiteurs de tous les coins du monde, venant nous raconter ce qu’ils faisaient et écouter ce que nous avions nous même à raconter. Des bébés aussi. C’est le moment où nos enfants à tous naissaient. Valentine, Mélanie et Ezequiel sont arrivés entre 1993 et 1998, mes enfants à moi entre 1991 et 1998, ceux de Nicolas Pavloff et d’Olivier Martin juste un peu plus tard. Je me souviens même de l’organisation d’une « présentation de bébés » au laboratoire un après-midi, tellement les dates de naissance de certains d’entre eux étaient proches.

Du point de vue scientifique, Patricio est arrivé à Orsay avec un bagage et un penchant assez prononcé vers les aspects les plus formels du chaos quantique. J’imagine que le « style » de son entourage lors de sa formation Argentine, je pense en particulier à Marcos Saraceno et Jorge Kurchan, n’y est pas pour rien. Ce penchant lui a permis en tous cas de collaborer avec Oriol et Eugène sur des sujets tels que les polynômes aléatoires, et plus tardivement sur les propriétés statistiques des zéros de la fonction zêta de Riemann, mais aussi avec André Voros, par exemple sur les propriétés des zéros des fonctions de Husimi des systèmes intégrables et chaotiques. Très rapidement, Patricio a aussi commencé à encadrer des étudiants en thèse : Frédéric Faure, sur la localisation dynamique, Guglielmo Iacomelli, sur l’utilisation de matrices aléatoires dans des problèmes de dynamique, et Amaury Mouchet sur l’effet tunnel dans les systèmes non-intégrables.

Avec le temps, et surtout à partir des années 2000, Patricio s’est intéressé de plus en plus à des sujets plus ancrés dans le concret, ou en tous cas plus directement liés à une physique expérimentale, avec d’abord un intérêt pour les gaz de Fermi et leurs fluctuations mésoscopiques (avec en particulier la thèse d’Alejandro Monastra), et dans une deuxième phase, avec la collaboration très productive qu’il a entamée avec Nicolas Pavloff et un certain nombre d’étudiants, en particulier Jérôme Roccia et Mathias Albert, mais aussi de postdocs et des jeunes chercheurs comme Subhasis Sinha, Tobias Paul, et Peter Schlagheck, sur la thématique des atomes froids et des condensats de Bose-Einstein, sur lesquels ils ont eu de très beaux résultats.

En parallèle à son activité scientifique, Patricio a eu très tôt un intérêt pour les aspects plus institutionnels de la recherche. Il a été élu à la commission 02 du CNRS alors qu’il était encore chargé de recherche, et je le soupçonne d’y avoir fait son travail trop bien car, quelques années après être devenu directeur de recherche, le CNRS lui a demandé de devenir chargé de mission pour la physique théorique, puis directeur scientifique adjoint, et enfin, il y a maintenant trois ans, l’a désigné volontaire pour le poste de directeur délégué à la recherche de ce qui était à l’époque la FCS et qui est maintenant Paris-Saclay.

Pour nous, ses collègues du laboratoire, je me souviens que cette transition vers ces « postes à responsabilités » a été ressentie avec des sentiments contradictoires. D’un côté, au fur et à mesure de cette transition, et en particulier lors de son passage à la FCS, il paraissait de plus en plus clair qu’un physicien de très bon niveau, et de surcroît d’excellente compagnie, était en train de disparaître de notre entourage professionnel. D’un autre coté nous étions parfaitement conscients de l’importance qu’avaient les différentes fonctions qu’occupait Patricio, aussi bien au siège du CNRS qu’à Paris-Saclay, et savoir qu’elles étaient occupées par quelqu’un d’aussi compétent que Patricio avait un côté assez rassurant.

Pour moi plus personnellement ça m’a amené à prendre en charge certaines taches et projets dont Patricio avaient été l’initiateur. J’ai par exemple commencé à le remplacer à certaines occasions pour son cours de M2 de chaos quantique, lorsque par exemple une réunion indéplaçable tombait au mauvais moment, puis à en prendre en charge une partie, et insensiblement, au cours des années, je me suis retrouvé responsable de la totalité de cet enseignement, sans que je sache trop je dois dire si à aucun moment les responsables du M2 en question ont été mis au courant de manière tout à fait formelle de cette transition. De la même façon, c’est au moment où il a accepté de « monter à la FCS » que Patricio m’a transmis (de manière plus officielle pour le coup) la responsabilité du projet d’Institut Pascal dont il avait la charge et qui m’occupe un peu ces temps derniers.

Et puis …. et puis, Patricio, il y a presque deux ans maintenant nous avons appris ta maladie, compris combien elle était grave, suivi avec angoisse ses passages difficiles et ses rechutes, avec espoir les moments ou cela allait mieux et où elle régressait. Depuis quelques mois, nous nous étions convaincus que tu étais sorti de la phase la plus délicate. Tu as recommencé à travailler, toujours avec le même enthousiasme. Nous étions régulièrement en contact pour parler de l’Institut Pascal, et fin juin, le jour de la cérémonie de la première pierre du FLI, le bâtiment qui accueillera le LPTMS et l’IPa dans un peu plus d’un an, tu paraissais souriant et en pleine forme.

La nouvelle de ta mort vendredi dernier nous est tombée dessus comme un coup de massue. En me retournant maintenant, je réalise qu’après la disparition de Charles en 2006, celle d’Oriol et Marie-Joya en 2013, et la tienne maintenant, de la joyeuse bande qui formait le groupe chaos de nos débuts il ne reste plus qu’Eugène et moi.

Ta disparition me laisse un sentiment de profonde injustice. Injustice pour nous, tes collègues, bien sûr, qui comptions sur ta présence pour nous accompagner dans les projets que nous menions ensemble. Injustice pour la manière dont tu as disparu, qui est vraiment absurde quand on sait quel sportif tu as été. Injustice enfin pour tes proches, pour qui tu es parti trop tôt, et qui avaient droit à un compagnon, à un père. Contre cette injustice, je n’ai pas de prise, et tout ce que je peux faire c’est assurer les tiens de notre constante, et profonde, affection.